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Avis de décès : Monique Castillo

Publié le 7 octobre 2019

Monique Castillo est morte le 22 septembre dernier, emportant avec elle une part de l’histoire de l’UPEC.

Avis de décés
Avis de décés

Hommage de Frédéric Gros

Je fus son collègue pendant plus d’une décennie et elle est demeurée, pendant toutes ces années, une figure rayonnante du département de philosophie. Les classificateurs de la pensée rappelleront volontiers qu’elle fut « kantienne ». Il est certain, comme ses livres magistralement en témoignent, qu’elle avait de cet auteur une connaissance rigoureuse, précise, complète. Mais elle ne s’est jamais enfermée dans le commentaire technique de l’œuvre. Elle traversait, avec et pour les étudiants, les textes du géant de Königsberg afin surtout de réinventer l’humanisme, de redéployer des futurs. Les concepts kantiens n’ont jamais été pour elle des contenus fixes de sens à réciter, mais des instruments pour interroger le présent et inquiéter l’avenir. Comme Foucault, elle avait reçu de Kant l’exigence de modernité. Celle qui consiste, pour la philosophie, à ne jamais se trouver autorisée à penser par le simple fait de son histoire. Que nous soient parvenus certains textes (de Platon, de Descartes, etc.) ne suffit pas à justifier l’entreprise de penser, comme s’il fallait se constituer gardiens des significations ou herméneutes interminables. Ce qui nous autorise à penser, c’est l’urgence d’un questionnement présent, d’une crise contemporaine, d’une défaillance actuelle de sens. Loin de tout dogmatisme, Kant redevenait donc, avec Monique Castillo, un penseur des Lumières, de ces Lumières pourfendeuses des relativismes faciles, des individualismes destructeurs, des déclinismes résignés, de ces Lumières en lutte contre les intolérances, les fanatismes, les injustices. Certes, elle aimait passionnément la philosophie, son histoire, mais c’était pour mieux donner sens aux combats du monde et dans le monde. Elle se plaisait, pour déclarer son engagement dans la cité, à rappeler qu’elle avait passé son diplôme de Sciences-po, et c’est vrai qu’elle se tenait continuellement en éveil, soucieuse des bouleversements techniques, des nouveaux défis éthiques, des ruptures anthropologiques et des combats politiques. Les problèmes d’identité européenne, de polémologie, de justice la passionnaient particulièrement. Personne n’était moins blasé qu’elle : il fallait toujours rebattre les cartes, reprendre les problèmes à leurs racines. Rien n’était acquis et tout à inventer. Elle avait l’amour des possibles.

Monique Castillo avait encore et surtout le sens du partage. Sa générosité était immédiatement sensible dans sa prise de parole. Elle ne parlait jamais pour « faire la leçon », mais partager – et mettre à l’épreuve de l’écoute des autres – ces thèses qui lui tenaient à cœur, des concepts qu’elle trouvait éclairants. C’est ainsi qu’elle organisa pendant plusieurs années les « rencontres du Thil » dans le château du même nom, en y faisant régner un esprit unique de camaraderie et d’ouverture philosophiques. Pour ses étudiants et ses thésards de l’UPEC, c’était un dévouement semblable. Elle accompagnait, encourageait, attentive au parcours de chacun, respectueuse de la singularité des histoires personnelles, et toujours avec un sourire immense. Elle aimait le contact avec un auditoire, les débats, la dispute. En Socrate féminin, elle n’a jamais considéré que le lieu de la philosophie fût la bibliothèque, mais la place publique. Elle excellait dans l’art oratoire. Elle disait, avec un doux sourire, qu’elle avait fait beaucoup de théâtre dans sa jeunesse, et c’est vrai qu’elle mettait au service de la pensée son sens de l’élocution et des périodes. Quand par hasard, on passait devant la salle où elle donnait cours, on était aussitôt retenu. Sa voix, grave sans être caverneuse, profonde, intense, portait et percutait. Elle avait des montées captivantes, marquait de très légères pauses, souriait, et reprenait en faisant monter d’un cran la dramaticité de sa démonstration. On était subjugué. Il y avait certes dans son discours une grande rigueur et une clarté immense, mais surtout cette manière d’aller chercher son auditeur, en s’exposant. Cette théâtralité n’était en effet jamais recherchée, elle était soutenue par l’énergie d’une conviction. Monique Castillo ne se cachait jamais derrière son savoir, elle pensait à la première personne. Elle risquait, et n’hésitait pas à puiser exemples et illustrations dans sa vie personnelle pour faire entendre qu’il n’y a de philosophie authentique qu’incarnée dans une existence. En faisant cours, elle ne récitait jamais.

Elle nous a laissé des livres, de très bons livres dont le dernier n’a pas quatre ans – et son titre lui ressemble tellement : Faire renaissance Une éthique publique pour demain. Tout y est : l’appel du futur, l’exigence du collectif, l’impératif d’agir. Ses livres sont des contributions précieuses pour maintenir une force d’espérance dans un monde hanté par la catastrophe. Mais Monique Castillo, c’était aussi une présence, un charisme chaleureux. J’ai la mémoire pleine encore de ses yeux pétillants, son bleu insistant et rêveur, et surtout peut-être de son sourire, son merveilleux sourire.

Frédéric Gros
Professeur d’Humanités politiques à Sciences Po Paris