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Lecture, postures, émotions : comment le corps nous aide à comprendre un texte

Publié le 25 mai 2021

Un article d'Ugo Ballenghein, Maître de conférences en psychologie cognitive, Université Paris-Est Créteil Val de Marne.

The conversation -  © Sabrina Eickhoff/Pixabay, CC BY
The conversation - © Sabrina Eickhoff/Pixabay, CC BY
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le 24 mai 2021

Photo : Notre engagement « cognitif » varie au fil de la lecture. Sabrina Eickhoff/Pixabay, CC BY 

À la lecture de ces premières lignes, votre attention est pleinement focalisée sur le contenu du texte. Votre curiosité pour le sujet de l’article – ou simplement le fait de découvrir une nouvelle information – fait que vous êtes engagés « cognitivement » dans le traitement du texte.

Puis, au cours de la lecture, cet engagement va peu à peu s’atténuer : votre lecture va s’accélérer, vos fixations oculaires vont être de plus en plus courtes, et peut-être irez-vous jusqu’à ignorer certains mots, pourtant indispensables à la bonne compréhension du texte. À ce moment-là, la probabilité de rappeler des informations précises du texte est fortement restreinte.

Alors, seuls une information importante, du contenu suscitant une émotion, ou encore une incongruité dans le discours par exemple pourront réactiver votre engagement cognitif et vous ramener à une pleine compréhension et mémorisation du texte.

Comprendre un texte

Les quelques étapes présentées ci-dessus résument de manière schématique la fluctuation de l’engagement cognitif en lecture. De même que nous avons du mal à rester concentrés longtemps durant un cours magistral ou lorsque nous regardons un film, notre degré d’attention varie au fil d’une lecture. Et nous allons le voir, la posture du lecteur en est un marqueur inattendu.

Mais en quoi notre corps peut-il bien être impliqué dans cette activité hautement intellectuelle qu’est la lecture ? Quel rôle les émotions contenues dans un texte jouent-elles et dans quelle mesure notre corps y est-il sensible ?

La lecture est une entreprise complexe de construction de sens qui mobilise nombre d’habiletés, par exemple la conversion graphème/phonème (de l’écrit au son) et nécessite de faire constamment des liens entre ce qui vient d’être lu et les connaissances stockées dans la mémoire à long terme afin de construire une représentation mentale du texte qui soit la plus cohérente possible.

L’objectif de lecture que nous avons en tête établit des normes de cohérence. Ainsi, celles-ci sont plus élevées lorsque nous lisons à des fins d’étude que lorsque nous lisons pour le plaisir ou nous divertir. Et nous sommes plus susceptibles d’investir des efforts cognitifs supplémentaires si le but de notre lecture est d’apprendre quelque chose de nouveau.

La tâche de lecture a donc une influence sur notre engagement cognitif : elle joue un rôle crucial dans la façon dont nous allouons nos ressources cognitives pour encoder les informations textuelles dans notre mémoire. Les informations qui étaient au centre de l’attention – donc très actives dans la mémoire de travail pendant la lecture – sont plus susceptibles d’être incorporées à la représentation mémorielle du texte.

Voilà en quoi l’engagement cognitif en lecture est primordial, notamment en situation d’apprentissage. Plus on est engagés cognitivement lors de lecture, plus la compréhension et la rétention en mémoire sont opérantes.

Engagement cognitif

L’engagement cognitif peut être défini comme un processus dans lequel les ressources cognitives du lecteur se concentrent sur la tâche de lecture et se reflètent dans le comportement du lecteur. Les ressources cognitives sont par exemple la motivation, l’attention, la mémoire et même les émotions.

L’engagement cognitif a été principalement étudié en psychologie de l’éducation pour étudier la motivation et l’engagement des élèves en utilisant des échelles subjectives d’auto-évaluation. Dans ce cas, les lecteurs évaluent eux-mêmes dans quelle mesure ils étaient engagés dans leur tâche de lecture.


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Cette méthode subjective d’évaluation possède deux inconvénients : le premier est que les lecteurs évaluent leur engagement a posteriori, après la tâche de lecture, et le second est que l’on demande au lecteur de conscientiser un engagement ou un désengagement qui n’est pas nécessairement conscient pendant la lecture.

Des méthodes qualitatives objectives ont donc été utilisées pour tenter de qualifier l’engagement cognitif lors des tâches d’apprentissage et de lecture. Elles s’appuient sur les mouvements oculaires, qui révèlent que, plus une information est fixée longuement, plus elle est traitée profondément.

Photo : Illustration du montage expérimental permettant de mesurer la posture pendant la lecture. En jaune, les marqueurs réfléchissants de motion capture, tablette tactile pour la lecture, lunettes eye-tracking pour l’enregistrement des mouvements oculaires. Ugo Ballenghein, Author provided

Des études récentes ont examiné d’autres moyens de mesurer l’engagement cognitif pendant la lecture, notamment en couplant la technique oculométrique – consistant à mesurer les mouvements oculaires – et la technique de capture des mouvements posturaux (motion capture).

L’oculométrie permet d’une part un accès direct à l’information textuelle traitée par le lecteur, et d’autre part la motion capture offre la possibilité d’étudier comment les gens se tiennent en lisant, avec une précision millimétrique.

Les résultats ont montré que lorsque les lecteurs parcouraient des passages particulièrement importants et en lien avec une tâche qui leur avait été donnée au préalable, leurs mouvements posturaux étaient ralentis, presque figés, afin d’intégrer efficacement les informations présentes dans le texte. Ainsi, il a été montré que la stabilité posturale peut refléter le niveau d’engagement cognitif des lecteurs.

Influence des émotions

Les contenus émotionnels sont omniprésents dans notre quotidien, à la télévision, sur les réseaux sociaux, dans la presse et dans les livres. Et les émotions jouent un rôle dans les décisions que nous prenons, et aussi, nous allons le voir, dans le fait d’être engagé dans la lecture d’un texte.

Les études scientifiques semblent parvenir à un consensus pour considérer les affects selon une structure bidimensionnelle :

  • la valence émotionnelle, qui permet de décrire dans quelle mesure le sentiment perçu est agréable ou désagréable, selon une échelle bipolaire allant du négatif au positif 
  • l’excitation ou l’intensité de la sensation. Il a été démontré que les stimuli émotionnels influencent la motivation, ils sont donc susceptibles de capter l’attention plus rapidement que les stimuli neutres

Des chercheurs ont examiné l’effet de la valence sur l’attention portée aux mots lus et ont trouvé un avantage pour les mots émotionnels par rapport aux mots neutres, quelle que soit la polarité de valence (agréable ou désagréable).

Journée d’étude sur les tablettes tactiles et l’éducation, 2019 – intervention d’Ugo Ballenghein.

Une étude récente a exploré l’effet de la valence émotionnelle sur l’engagement cognitif lors d’une tâche de lecture sur tablette tactile. Les résultats ont montré que les lecteurs faisaient significativement moins de mouvements lorsqu’ils lisaient des textes émotionnels (positifs et négatifs) comparés à des textes neutres. Les émotions agiraient donc comme des promoteurs attentionnels lors de la lecture.

L’étude de la cognition humaine tend à être décrite comme étant « incarnée », cela veut dire que les processus mentaux entretiennent un lien indéfectible avec le corps qu’ils habitent. Comme nous l’avons vu, les mouvements du corps, au même titre que les mouvements oculaires, peuvent rendre compte de processus cognitifs à l’œuvre dans des tâches de lecture.

L’idée d’une lecture « incarnée » indique que le lecteur serait alors engagé, immergé dans le texte et que ses réponses sensori-motrices seraient le reflet de cette coopération fructueuse permettant l’engagement intellectuel et physique dans le texte.

Avec l’utilisation grandissante des tablettes tactiles, la distanciation physique précédemment requise par l’écran déporté de l’ordinateur est ici abolie au profit d’un écran portable « faisant corps » avec le lecteur. On se dirige donc vers des modes de lecture nouveaux, notamment en classe. Les études en cours tenteront de sonder cette influence de la posture lors des apprentissages, notamment de la lecture et de l’écriture.The Conversation


Ugo Ballenghein, Maître de conférences en psychologie cognitive, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.